Sleep banking en ultra
Dormir plus avant un ultra : la science derrière le SLEEP BANKING
Les nuits blanches de l’ultra
Chaque coureur d’ultra-trail le sait : à un moment donné, la fatigue ne vient pas seulement des jambes. Elle tombe d’en haut, lourde, irrépressible. Quand le corps a couru toute une journée, que la nuit tombe et que le cerveau lutte pour rester éveillé, il n’y a pas de gel énergétique ou de bâton magique qui tienne. Le sommeil devient l’adversaire silencieux.
Et pourtant, la plupart des plans d’entraînement, même les plus pointus, passent ce paramètre sous silence. On programme les sorties longues, les séances de seuil, on ajuste la nutrition, mais combien de coureurs réfléchissent vraiment à la manière de gérer leur sommeil avant la course ?
C’est là qu’entre en scène le concept de “sleep banking” – littéralement, la “banque de sommeil”. Une idée simple, presque intuitive : dormir plus que d’habitude les jours qui précèdent l’épreuve, comme on fait une recharge glucidique avant un marathon. Mais cette stratégie tient-elle vraiment ses promesses ?
La promesse du sommeil stocké
L’analogie avec les glucides est séduisante : si on peut remplir les réserves de glycogène, pourquoi ne pas remplir ses réserves de sommeil ?
Dans les laboratoires de chronobiologie et de physiologie de l’exercice, cette question a été testée avec rigueur. Plusieurs essais contrôlés randomisés ont comparé des athlètes dormant “normalement” à d’autres dormant davantage – parfois jusqu’à 10 heures par nuit.
Les résultats sont frappants :
Dans les travaux de Patrick Arnal et ses collègues (2015, 2016), six nuits à 9–10 h de sommeil au lieu de 8 suffisent à améliorer la vigilance, à prolonger le temps d’effort (+4 à +8 %) et à rendre l’exercice moins pénible.
En 2019, Roberts a montré que seulement trois nuits à 8–9 h (au lieu de 6–7 h) amélioraient de 3 % la performance sur un contre-la-montre vélo de 60 minutes.
Plus tôt déjà, Rupp (2009) avait démontré qu’une semaine à 10 h/nuit permettait de mieux encaisser une privation sévère (3 h/nuit) et de récupérer plus vite ensuite.
Autrement dit, quand il s’agit d’effort prolongé, banquer son sommeil change la donne. Et ce n’est pas seulement une question de ressenti : vigilance, endurance, efficacité énergétique, tout s’améliore.
Mais sur le terrain de l’ultra ?
La question suivante est évidente : ces résultats de laboratoire se vérifient-ils en conditions réelles, là où les nuits blanches se cumulent et où les coureurs doivent affronter la montagne, le froid, et des dizaines d’heures d’effort ?
C’est précisément ce qu’a étudié Kishi et al. (2024) sur le Grand Raid de La Réunion, auprès de 1 154 finishers.
Plus de la moitié (55 %) avaient dormi davantage la semaine avant la course.
Ceux-là ont signalé moins de chutes liées à la somnolence (12,3 % contre 17,3 %).
En revanche, leur temps d’arrivée n’était pas significativement meilleur (p = 0,37).
À l’UTMB, des observations antérieures (Poussel 2015) avaient suggéré que les coureurs qui dorment plus avant la course terminent plus vite. Mais il s’agissait d’une enquête rétrospective, limitée aux finishers, donc difficile à interpréter.
Dans un autre contexte, le Backyard Ultra (Benchetrit 2024), la qualité du sommeil pré-course a été associée à une meilleure préservation des performances cognitives après des dizaines d’heures de course en boucles.
Le message est clair : sur le terrain, dormir plus avant une course semble surtout protéger la sécurité (moins de chutes, meilleure vigilance). Mais pour la performance pure, le verdict reste nuancé : aucune preuve solide ne permet encore d’affirmer qu’on court plus vite grâce au sleep banking.
Et si on faisait l’inverse ?
Certains coureurs, cherchant à anticiper la fatigue, essaient la stratégie inverse : s’habituer à dormir peu. En clair, s’entraîner à la dette de sommeil, comme on s’entraîne à courir à jeun pour habituer le corps à l’absence de glucides.
Sur le papier, l’idée paraît logique. Dans les faits, elle ne résiste pas à l’examen scientifique.
Dans la même étude de Kishi (2024), 18 % des finishers avaient volontairement réduit leur sommeil à l’entraînement. Résultat : aucun effet sur le temps de course (p = 0,66).
Les données fondamentales sont encore plus claires. Des études menées au début des années 2000 (Van Dongen 2003, Belenky 2003) montrent que :
la privation chronique induit des déficits cognitifs cumulés,
la perception de fatigue ne reflète pas la gravité des déficits,
une seule nuit de récupération ne suffit pas à effacer la dette.
Bref, on ne “s’habitue” pas au manque de sommeil. On s’abîme.
Certes, un cas isolé (Gattoni 2022) a rapporté un effet positif après un protocole individuel de privations répétées. Mais ce niveau de preuve est trop faible pour guider une pratique.
Concrètement, comment appliquer le sleep banking ?
Les données disponibles permettent déjà de dégager des repères simples :
Commencer 3 à 7 jours avant la course
Les bénéfices apparaissent dès 3 nuits (Roberts 2019) et sont maximaux après une semaine (Arnal 2015, Rupp 2009).
Augmenter de 1 à 2 heures par nuit
Passer de 7 à 9 h/nuit, ou de 8 à 10 h/nuit, suffit à générer des gains mesurables.
Ajouter des siestes
Entre 20 et 90 minutes dans la semaine pré-course (Cunha 2023). Les siestes courtes (20–30 min) favorisent la vigilance ; les plus longues (60–90 min) apportent un sommeil profond plus réparateur.
Ne pas paniquer la veille de course
La dernière nuit est souvent mauvaise, entre stress et réveil très matinal. Mais l’essentiel se joue en amont : c’est la semaine avant qui compte.
Éviter les pièges
S’entraîner en dette de sommeil (aucun bénéfice), abuser des écrans ou des excitants le soir, consommer de l’alcool, ou prendre des somnifères non prescrits.
Ce qu’on sait, ce qu’on ignore encore
Aujourd’hui, la littérature permet de tirer trois conclusions solides :
✔️ En laboratoire, le sleep banking améliore vigilance et endurance.
✔️ Sur le terrain, dormir plus avant réduit les risques de chute et protège la vigilance.
❓ Mais l’effet direct sur la performance chronométrique reste à démontrer.
Conclusion
L’ultra-trail n’est pas qu’une affaire de muscles et de VO2max. C’est aussi une bataille cognitive contre la somnolence. Les données scientifiques convergent : dormir plus avant une course est une stratégie simple, efficace, sans risque, qui améliore la sécurité et prépare l’organisme à l’épreuve.
Dormir davantage avant un ultra n’est pas tricher. C’est s’entraîner.
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